lundi 13 janvier 2014

Temps durs pour le multiculturalisme canadien

Heureux hasard du calendrier, vendredi
En une du Devoir, un professeur d’université de Toronto, Paul Grayson, affirme que le Canada aurait besoin d’une Charte des valeurs à la québécoise. Extrait:
Selon M. Grayson, le Québec a raison de vouloir se doter d’un mécanisme de règlement des demandes d’accommodement, comme le prévoit le projet du ministre Drainville, ainsi que d’interdire le port des signes religieux. « Je vois le besoin d’une très, très stricte séparation entre l’État et l’Église. Il ne devrait pas y avoir une intrusion du sacré dans le laïque. »
Quand on lui soumet que l’initiative de Québec a parfois été présentée dans le reste du Canada comme une velléité à caractère raciste, M. Grayson estime qu’il y a plus d’appuis qu’on le croit. « Ce sont les élites qui parlent. Beaucoup de gens à qui je parle pensent que les Québécois ont de bonnes idées quand ils voient les excès. Le prix à payer pour restreindre l’intrusion des croyances religieuses dans la sphère publique est peut-être qu’il faut interdire le port du crucifix. Si c’est le prix à payer pour que tout le monde soit traité également, soit. Je ne vois pas le problème. »
En matinée, le New York Times met en ligne mon texte qui traite de la Charte québécoise, dans le contexte plus large du rejet du multiculturalisme en Europe et de son déclin au sein du Canada.
Qu’en est-il au juste ?
J’avais creusé la question en octobre 2010 dans une série de trois articles portant sur l’Europe et le Canada. Les voici, en rafale:

1. Europe: le double échec du multiculturalisme

La chancelière allemande n’y est pas allée avec le dos de la main morte. Angela Merkel, conservatrice, vient d’annoncer que la politique de « Multikulti, le concept selon lequel nous vivons des vies parallèles et en sommes heureux a échoué complètement ».
Mme Merkel a ainsi heurté un énorme tabou, dans l’Allemagne moderne où la tolérance à l’autre a été vue comme le prix à payer pour, disons, un passé excessif en sens inverse. Ces derniers jours, un sondage a illustré le pourrissement du climat: le tiers des Allemands affirment que les immigrants sont des fraudeurs de l’aide sociale. Ambiance.

La chancelière, qui est en période pré-électorale, a décidé de lever le ton. La société allemande a un comportement humaniste, hérité de la chrétienté, et « ceux qui n’acceptent pas ça sont au mauvais endroit ici ». Et, de toute façons, les immigrants qui vivent en Allemagne doivent s’adapter et apprendre l’Allemand « immédiatement ».
Le revirement allemand sur la question multiculturelle n’est que le dernier épisode d’un effondrement de ce concept en Europe. Le précédent domino à tomber fut la Grande-Bretagne, où les travaillistes, hier grands promoteurs du concept, ont entrepris depuis trois ans un virage mettant en avant le concept de « British first ».
Même toi, Gordon ?
Gordon Brown relayait ainsi en novembre dernier le sentiment palpable dans une large part de l’opinion britannique:
«Je connais des gens inquiets du fait que l’immigration fragilise leurs salaires et les perspectives d’emplois de leurs enfants, et ils s’inquiètent aussi de savoir s’ils vont trouver un logement décent pour leur famille.»
«Ils veulent être sûrs que le système est à la fois sévère et juste. Ils veulent être sûrs que les nouveaux arrivants dans le pays accepteront leurs obligations (…): obéir à toutes les lois, parler anglais est important, payer leurs impôts».
Malheureusement, le reflux du multiculturalisme et de ses excès s’opère, non dans une discussion éclairée dont l’objectif doit viser une politique publique mieux à même d’assurer le succès de l’intégration des nouveaux arrivants, mais dans une sale ambiance de refus de l’autre, de montée des préjugés et de stigmatisation des minorités. Les politiques honteuses de la France de Sarkozy et de l’Italie de Berlusconi face aux Roms en sont l’exemple extrême, mais non unique.

Un recul mondial
Dans un très intéressant texte, publié en janvier et présentant une défense argumentée du multiculturalisme canadien pour le compte du gouvernement fédéral, l’éminent intellectuel canadien Will Kimlicka admet que le concept subit un « recul mondial » depuis 2006. Il en fait la synthèse qui suit, que je cite largement :
Dans la plupart des autres pays du monde, il existe une perception généralisée stipulant que le multiculturalisme a « échoué » et qu’il est temps de « prendre un recul » à l’égard du multiculturalisme, qui a été poussé « trop loin ».
L’exemple le plus frappant de ce recul du multiculturalisme nous est probablement fourni par les Pays‑Bas. Cet État a adopté l’ensemble de politiques de multiculturalisme le plus ambitieux de l’Europe de l’Ouest au cours des années 1980. À partir des années 1990, toutefois, on a commencé à réduire la portée de ces politiques, pour les abandonner presque complètement au cours des années 2000. Le multiculturalisme aux Pays‑Bas a été remplacé par des politiques sévères et coercitives d’« intégration civique », lesquelles (selon les opposants, du moins) ressemblent tout à fait à l’ancienne assimilation.
Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui considèrent l’exemple néerlandais comme le prototype de « l’échec du multiculturalisme ». D’autres pays européens le citent pour justifier un recul de leurs propres politiques de multiculturalisme, ou pour ne pas adopter de telles politiques. C’est le cas, par exemple, en Grande-Bretagne, où le New Labour a largement abandonné son engagement à l’égard du multiculturalisme.
De plus, plusieurs pays européens qui avaient un jour envisagé le multiculturalisme suivent maintenant le modèle néerlandais, adoptant des politiques d’« intégration civique » coercitive – par exemple, l’Autriche et l’Allemagne. Et tandis que ce recul est le plus fort en Europe, on constate une tendance similaire en Australie [...].
Ce contrecoup et ce recul mondiaux sont aujourd’hui si répandus que même les organismes intergouvernementaux internationaux qui avaient déjà promu le multiculturalisme s’en dégagent désormais. Par exemple, le Conseil de l’Europe a récemment déclaré que le multiculturalisme est simplement l’envers de l’assimilation, une affirmation qui est également fondée sur l’hypothèse d’une opposition irréconciliable entre la majorité et la minorité, menant à [traduction] « une ségrégation communautaire et une incompréhension mutuelle ».
Dans ce débat européen, le multiculturalisme est tenu responsable de toutes sortes de maux. En particulier, on affirme que le multiculturalisme a favorisé :
*la ghettoïsation résidentielle et l’isolement social des immigrants;
*l’accroissement des stéréotypes et, par conséquent, des préjugés et de la discrimination entre les groupes ethniques;
*le radicalisme politique, en particulier chez les jeunes musulmans;
*la perpétuation de pratiques d’intolérance entre les groupes d’immigrants, qui a souvent pour effet de restreindre les droits et les libertés des filles et des femmes.
Selon les opposants, ces problèmes s’aggravent depuis les années 1980, mais on n’en a pas tenu compte en raison de l’idéologie naïve et, en fait, pernicieuse, du multiculturalisme, qui tenait pour acquis qu’il était en quelque sorte « naturel » que la société soit divisée en groupes ethniques distincts et déconnectés, chacun avec ses propres espaces territoriaux, valeurs politiques et traditions culturelles. En conséquence, les sociétés européennes [traduction] « se dirigeaient en somnambules vers la ségrégation », ce qui a mené à une crise ethnique.
Les citoyens se félicitaient eux‑mêmes pour leur attitude de « vivre et laisser vivre » à l’égard des immigrants, tout en ne tenant pas compte des niveaux croissants de ségrégation et de marginalisation.
Voilà, en bref, le récit dominant au sujet du multiculturalisme en Europe. On dit avoir fait l’essai du multiculturalisme et avoir échoué, avec de graves conséquences sociales. Aujourd’hui, le multiculturalisme est répudié, à la fois par des pays et par des organismes paneuropéens.
Le seul remède maintenant consiste à insister pour que les nouveaux arrivants accordent la priorité à leur nouvelle identité nationale par opposition à leur identité ethnique ou confessionnelle d’origine – ils doivent accepter d’être « Néerlandais d’abord », du moins dans la vie publique, et renoncer à leurs revendications d’accommodements institutionnels ou d’expression politique de leurs identités ethniques. Pour qu’elles puissent être le moindrement préservées, les identités ethniques doivent s’exprimer uniquement dans la sphère privée, sans fournir de fondement aux revendications politiques de multiculturalisme.
Kimlicka estime que les Européens font fausse route et attribuent à tort au multiculturalisme des problèmes qui sont également apparus dans des pays, comme la France, qui ont eu une politique non-multiculturelle.

Les deux victimes du multiculturalisme
C’est possible. Mais quoi qu’on puisse penser de la qualité intrinsèque des politiques multiculturelles (que Kimlicka défend avec brio), on doit constater qu’après des décennies d’application, elles sont rejetées par les majorités européennes. Lorsqu’on veut promouvoir une forme de vivre-ensemble, son rejet par la majorité n’est-il pas, en soi, la preuve de son échec ?
L’écrasement du multiculturalisme européen n’est pas une bonne nouvelle. Les majorités s’estiment victimes de la naïveté des élites face à la difficulté de l’intégration, surtout des musulmans. Les minorités ethniques sont victimes du retour de balancier et de l’intolérance qui se faufile — non, qui triomphe — dans son sillage.
Ce concept aura donc été un double échec. Son incapacité à réussir son enracinement durable dans les consciences collectives d’une part, et d’autre part sa disparition trop brusque pour donner lieu à un nouvel équilibre intégrateur, respectueux des uns et des autres.

2. Le multicul au Canada: au point de bascule ?

canadaCela se passait à Los Angeles, au printemps 2009. Le Consul général du Canada avait rassemblé à sa table plusieurs personnalités californiennes autour d’un Premier ministre d’une province de l’Ouest que je ne puis nommer. J’étais de passage, en promotion des écoles internationales d’été du Cérium, et je fus invité.
Un Californien aborda avec le PM canadien la question de l’immigration. « Nous, ici, on a des tas de problèmes avec les immigrants mexicains, dit-il. Mais vous, au Canada, vous semblez avoir trouvé la formule qui marche. Pouvez-vous nous donner des conseils. »
Nous étions en pleine crise des accommodements au Québec et, ayant entendu souvent des représentants canadiens de par le monde, je m’attendais à la cassette habituelle des exploits multiculturels de notre beau grand pays, phare post-moderne de l’univers. Eh non. Le PM eut la franchise que permettent l’éloignement et l’anonymat.
« Ce n’est pas aussi rose que vous le pensez. Les problèmes d’intégration sont très réels partout au Canada. Il y a un mécontentement que je sens grandir dans la population. Il n’en faudrait pas beaucoup pour que les braises s’enflamment. » Le Californien était très déçu. Pas moi.
J’avais encore à l’esprit un article de La Presse qui avait démontré qu’il y n’avait pas plus de plaintes de discrimination raciale au Québec qu’en Ontario (même si nous n’avons pas de leçons à donner pour l’embauche des minorités, loin s’en faut). La seule grande différence entre le Québec et l’Ontario: ici, on en parle !
Du moins, c’était vrai. Car la prédiction du PM de l’Ouest est en train de se réaliser. Dans le Globe and Mail de ce mardi, la chroniqueuse Margaret Wente écrivait ce qui suit au sujet des cas allemands et canadiens:
Comme les Canadiens, les Allemands ont été inondés de propagande officielle célébrant les joies de la diversité ethnique. Dans les deux pays, le fait d’exprimer des doutes au sujet de la politique d’immigration était socialement verboten. Comme l’explique la journaliste allemande Sabine Beppler-Spahl dans le magazine en ligne Spiked!, « être ‘pro-immigration’ ou ‘pro-multiculturalisme’ en Allemagne aujourd’hui est l’équivalent d’un statut social, une façon de prouver que vous êtes culturellement raffiné et cosmopolites, contrairement aux classes populaires incultes et racistes. »
L’histoire et la composition de l’immigration au Canada sont résolument différentes de la situation allemande. Mais notre point de bascule est aussi sur le point d’arriver. Et lorsqu’il arrivera, il n’y aura pas de retour possible.
La date du point de bascule
Ce point de bascule pourrait avoir une date: le lundi 25 octobre prochain. C’est la date où l’une des villes les plus cosmopolites du monde, la plus importante au Canada, Toronto, pourrait élire un maire très nettement post-multiculturel: Rob Ford. (La course est très serrée.)
Il est ouvertement critique de la politique d’immigration canadienne, juge que le pays a suffisamment d’immigrants et a voulu déclarer Toronto une « zone libre de réfugiés » pour refuser d’accueillir les Tamouls réfugiés en Colombie-Britannique. Comme l’indique ma collègue Chantal Hébert, ces déclarations très un-canadian ont fait monter sa cote de popularité.
Ford surfe sur un retour de balancier défavorable aux immigrants qu’on n’aurait pas cru possible dans le Canada multiculturel il y a quelques années à peine. Je vous ai parlé récemment des sondages réalisés en juillet et en septembre par la firme Angus Reid sur les attitudes des Canadiens et des Américains face à l’immigration.
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Angus Reid perçoit un durcissement de l’opinion canadienne face à l’immigration ces dernières années. La moitié des répondants, notamment, souhaitent que les réfugiés Tamouls soient déportés et retournés au Sri Lanka !


Un révélateur, la burka
En avril dernier, les éditorialistes bien-pensants du Canada anglais ont fondu sur le Québec pour la décision du gouvernement Charest d’interdire le port du voile intégral dans les services publics.
Angus Reid a la bonne idée de faire un sondage qui démontre, comme prévu, que l’immense majorité des Québécois y sont favorables. Mais il révèle aussi, ce qui est surprenant, que des majorités existent également au Canada anglais pour cette interdiction:
Manitoba, Saskatchewan: 65%
Colombie-Britannique: 70%
Maritimes: 73%
Ontario: 77%
Alberta: 82%
Québec: 83%
Un autre sondeur, ayant obtenu des résultats similaires, a avoué que lui et son équipe avaient été très surpris de ces réactions. « On est au Canada, on n’interdit rien ici » a-t-il commenté.
Étrangement, dès la publication de ce sondage, le chef du parti qui a inventé le multiculturalisme, Michael Ignatieff du PLC, s’est découvert une tolérance nouvelle pour l’approche québécoise !
Ces mouvements de mauvaise humeur de l’opinion canadienne envers l’immigration, les réfugiés et les cas comme la burka n’épuisent évidemment pas le débat sur le multiculturalisme et n’en annoncent pas le décès. Mais elles sont symptomatiques d’un ras-le-bol palpable.
Or le déclin du multiculturalisme n’est pas seulement perceptible chez les Rednecks et les intolérants des classes inférieures « incultes et racistes », mais dans toute l’opinion canadienne.
Il est aussi perceptible dans la haute société canadienne. Chez des intellectuels et même, chez les juges. Ce que nous verrons dans notre épisode de demain…

3. Le multiculturalisme, en recul dans l’élite canadienne

biss1Le titre de l’éditorial du Globe and Mail de vendredi dernier était éloquent: « Biffez le mot ‘multiculturalisme’ du vocabulaire national« . Non, les penseurs du journal de l’intelligentsia canadienne ne veulent pas tourner le dos au concept qui définit la politique de citoyenneté du pays depuis 40 ans. Mais ils admettent que son label, le mot, est à ce point discrédité qu’il faudrait en changer.
Un peu comme nos penseurs québécois ont inventé le mot « interculturalisme » pour ne pas utiliser le terme, honni au Québec, de l’invention trudeauiste. Certes, l’artifice est faible: mon collègue de l’UdeM Daniel Weinstock a déclaré publiquement que c’était essentiellement la même chose et Charles Taylor, le jour de la sortie du rapport portant pour moitié son nom, expliquait à la CBC que « l’interculturalisme, c’est le multiculturalisme avec un ajustement » (with a twist), cet ajustement étant le fait français au Québec.
Reste que l’éditorial du Globe est symptomatique. Lorsqu’une idée, ou une marque de commerce, est en déclin, on commence par en changer l’intitulé. (Et les éditorialistes du Globe écrivaient ce jeudi que le problème du Multikulti en Allemagne est que les Allemands n’avaient pas bien appliqué les préceptes de sa variante canadienne.)
Il y a toujours eu, dans la classe intellectuelle canadienne, des voix s’opposant au multiculturalisme. Le plus connu est évidemment l’auteur Neil Bissoondath, qui a pris racine au Québec.

Le problème des enclaves ethniques
Mais parmi les voix influentes qui pèsent dans le débat, on compte celle du sondeur et analyste (et ex-conseiller de Mulroney) Allan Gregg. Dans le magazine torontois Walrus, Gregg a lancé un gros pavé dans la mare du multicul en 2006 dans l’article intitulé : « Crise d’identité : le multiculturalisme : un rêve du vingtième siècle devient une énigme du vingt et unième siècle »
On y lisait notamment cet argument souvent repris par les critiques canadiens du concept:
Alors que les visiteurs sont souvent ébahis par le mélange multiculturel visible sur les rues de nos villes, on perçoit de manière croissante les fractures s’installer dans la mosaïque canadienne, et les groupes ethniques pratiquer l’auto-ségrégation.
En 1981, Statistique Canada avait répertorié six ‘enclaves ethniques’ au pays, c’est-à-dire des communautés dont plus de 30% des membres viennent d’une minorité visible. Vingt ans plus tard, Statistiques Canada a identifié dans rapport sur les « Quartiers de minorités visibles à Toronto, Montréal et Vancouver » une explosion du nombre de ces enclaves, à 254.
D’autres auteurs notent également que si le multiculturalisme pouvait fonctionner pour les cohortes précédentes d’immigration, essentiellement européennes, les nouvelles cohortes de minorités visibles, notamment sud-asiatiques, s’intègrent beaucoup moins facilement et ont tendance à rester dans les enclaves ethniques après la seconde génération, ce qui est préoccupant.
Les échecs européens du multiculturalisme ont un impact sur la nature du débat canadien et alimentent une angoisse palpable, chez deux Canadiens sur trois, quant à l’intégration des minorités visibles.
Dans son rapport du début 2010 pour le gouvernement fédéral, l’intellectuel pro-multiculturalisme Will Kimlicka admet que le concept-clé de l’édifice social canadien est désormais sur la défensive:
C’est ce thème – la situation européenne présageant de l’avenir du Canada – qui a dominé le débat public sur le multiculturalisme au Canada au cours des dernières années. De nombreux commentateurs sont convaincus que le Canada suit la route tracée par l’Europe et surveillent donc constamment la situation dans l’espoir de relever une preuve, aussi mince soit-elle, qu’on retrouve au Canada la même ségrégation qu’en Europe, le même isolement, les mêmes préjugés et la même polarisation.
Kimlicka estime que ces critiques font fausse route et il argumente avec force. Mais la situation politique n’est plus celle des Trudeau et Mulroney, les grands promoteurs de la politique multicul. Au contraire, le gouvernement Harper semble de plus en plus tiède envers cette politique et, bien qu’il fasse une cour active aux groupes ethniques pour bâtir sa propre coalition de conservateurs économiques et sociaux, ses politiques en matière d’immigration et de réfugiés relaient le malaise grandissant de l’encore majorité blanche du pays.

Le recul du multicul, côté cour
Les tribunaux canadiens ont été, au fil des ans, les grands promoteurs du multiculturalisme. Dans l’affaire du Kirpan de 2006, la Cour Suprême a probablement exprimé avec le plus de vigueur le primat de la différence — le droit de porter une arme blanche, inoffensive mais religieusement symbolique, dans une école publique où toutes ces armes sont prohibées — sur les règles communes d’une société laïque.
Une récente décision du plus haut tribunal ontarien posant le principe général que les musulmanes peuvent témoigner avec un voile intégral est l’exemple le plus récent — et le plus extrême — de cette tendance.
Cependant, comme l’indique le mémoire déposé ce mardi (pdf) par les signataires du Manifeste pour un Québec laïque (transparence totale: j’ai signé le manifeste), des brèches commencent à apparaître dans la carapace multiculturelle juridique.
D’abord en 2007, la Cour a rejeté les prétentions d’un citoyen juif dans une affaire de divorce. La décision affirme la validité de règles et de valeurs communes face aux différences d’origines religieuses:
le droit à la protection des différences ne signifie pas que ces différences restent toujours prépondérantes. Celles‐ci ne sont pas toutes compatibles avec les valeurs canadiennes fondamentales et par conséquent, les obstacles à leur expression ne sont pas tous arbitraires.
La Cour suprême devient plus hardie en 2009. Contrairement à tous les tribunaux inférieurs — qui suivaient la jurisprudence antérieure — la Cour validé la législation de l’Alberta imposant la photographie obligatoire sur les permis de conduire, même pour les membres d’une communauté religieuse s’y opposant.
La Cour a tiré cette conclusion, surprenante à deux égards. Lisons d’abord:
Étant donné les multiples facettes de la vie quotidienne qui sont touchées par la religion et la coexistence dans notre société de nombreuses religions différentes auxquelles se rattachent toute une variété de rites et de pratiques, il est inévitable que certaines pratiques religieuses soient incompatibles avec les lois et la réglementation d’application générale.
La Cour ajoute:

la Charte garantit la liberté de religion, mais ne protège pas les fidèles contre tous les coûts accessoires à la pratique religieuse. Plusieurs pratiques religieuses entraînent des coûts dont la société juge raisonnable qu’ils soient supportés par les fidèles.
Surprenant, donc, parce que la Cour affirme maintenant le primat de règles sociales communes sur la liberté religieuse. Elle indique clairement qu’il appartient aux citoyens qui choisissent une pratique religieuse exigeante de s’accommoder des règles communes, et non l’inverse. C’est la signification des mots « coûts … supportés par les fidèles ».
Surprenant finalement, parce qu’on n’avait pas lu autant de gros bon sens dans un jugement canadien sur ce sujet depuis, disons, 1986, quand le juge Dickson avait écrit, au sujet de l’existence du dimanche comme jour général de repos : « Notre société est collectivement dans l’impossibilité de répudier son histoire, y compris l’héritage chrétien de la majorité.»
Ces décisions, surtout les deux les plus récentes, indiquent que sans toutefois rejeter le concept de multiculturalisme — la Cour ne le peut pas, ce concept est constitutionnel — les juges commencent à intégrer et à traduire en termes juridiques le ressac provoqué par une approche jusqu’ici jusqu’au-boutiste de la valorisation des différences.
Le multiculturalisme canadien n’est pas mort. Mais il n’est plus triomphant. Ni dans l’opinion, ni dans l’intelligentsia, ni au gouvernement, ni même dans les hautes sphères du droit.
Pour le Québec, c’est une bonne nouvelle. Cela signifie que, demain, un gouvernement du Parti québécois qui voudrait redéfinir concrètement et juridiquement une identité et une citoyenneté québécoise laïque se heurterait à une résistance moins déterminée du Rest-of-Canada.
Pour le Rest-of-Canada, cependant, l’avenir est périlleux. Reste à voir si la redéfinition de ce fondement du vivre-ensemble canadien se fera via une transition douce vers un nouveau point d’équilibre ou dans un repli plus brusque générateur de tensions.
*  *  *
Il y a peu à ajouter à ces textes écrits il y a deux ans. Sauf que Rob Ford a été élu, pour le plus grand courroux de Toronto, que le refus du multiculturalisme a été encore plus affirmé par le premier ministre britannique David Cameron, que la popularité de la Charte québécoise est plus forte au Canada anglais que chez les Anglo-Québécois.
De mon point de vue, la Charte québécoise est une des bonnes réponses au refus du multiculturalisme. Elle doit être additionnée de politiques visant le succès des parcours d’immigration au Québec — ce que fait la réforme avancée par Diane de Courcy — par le recul du chômage chez les minorités visibles et l’augmentation de leur représentation dans la société. C’est une tâche de moyen terme mais, enfin, on a commencé !
vu ici

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