mardi 4 février 2014

La discrimination n’a rien de culturel

-CLAUDE LORTIE La Presse
L’autre jour, je prends un taxi à Toronto. Conversation banale avec le chauffeur. Vous venez d’où ? Montréal. « Ma fille étudie à Montréal, répond-il. À McGill. » Je lui demande alors s’il est allé lui rendre visite et il me répond que non, il n’est pas allé, et qu’il n’ira pas la voir. Pourquoi ?
« Parce qu’elle habite chez ma sœur », répond l’homme d’une cinquantaine d’années, d’origine indienne. « Et dans ma culture, tu ne vas pas en visite chez ta sœur. Depuis qu’elle est mariée, c’est la femme de son mari avant d’être ma sœur et ça ne se fait pas d’aller chez elle. »
« C’est comme ça dans ma culture », m’a-t-il répété quatre ou cinq fois, remarquant probablement l’incrédulité dans mon regard. Le tout sur un ton qui signalait « ma culture, c’est ma culture, point à la ligne ».
Quand je suis sortie de l’université dans les années 80, après avoir étudié les sciences politiques avec, notamment, Charles Taylor, j’étais de ceux qui se seraient inclinés devant une telle affirmation. C’est sa culture. Respect.
Sauf que depuis, j’ai changé d’avis.
Il y a des valeurs universelles qui dépassent les cultures et qu'on ne peut pas renier en s'excusant par la culture. Et la consécration de l’égalité entre hommes et femmes fait partie de ces valeurs modernes. Monsieur le chauffeur de taxi, vous pourrez me répéter autant que vous voulez que c’est votre culture qui vous permet de croire que votre sœur est devenue la propriété de son mari, cela ne fait pas de cela quelque chose d’acceptable, ici ou ailleurs.
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Avez-vous lu les articles excellents et très troublants de ma collègue Katia Gagnon, parus ce week-end dans ces pages ?
Là encore, il était question de différences culturelles. De différences culturelles que l’on n’a pas à accepter. Des différences culturelles qui font que des jeunes filles habitant ici ou alors vivant à l’étranger, mais ramenées ici par des ressortissants canadiens d’origines culturelles diverses, sont obligées de marier des hommes qu’elles n’ont pas choisis. Leur vie matrimoniale est une série de viols. Leur vie en général, un cauchemar.
Cette réalité n’est pas rarissime. Elle n’est pas courante, mais bien présente. Assez pour que deux directrices de la protection de la jeunesse, celle du centre Batshaw et celle du Centre jeunesse de Montréal, demandent officiellement au gouvernement fédéral de mettre de l’avant une loi interdisant les mariages forcés. Une loi claire envoyant un message limpide : ceci n’est pas accepté ni acceptable au Canada.
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Le multiculturalisme est un concept formidable quand vient le temps de lutter contre l’esprit de clocher, le racisme et autres intolérances liées à la différence. Mais il ne peut devenir, comme c’est de plus en plus le cas, une arme de recul social. Il doit servir à embrasser la dissemblance et la multiplicité de races, d’origines ethniques, de langues, de traditions, dans un contexte moderne, démocratique, où certaines valeurs contemporaines protégées par nos chartes sont inaliénables et doivent primer. En commençant par l’égalité entre les sexes et la protection des droits des homosexuels, deux piliers fondamentaux que les religions veulent ébranler par leur retour dans la vie civique par la porte de côté, celle que l’on ouvre en disant : « Désolé, différence culturelle. »
Oui, il y a des gens pour dire que mariages forcés, excision et autres violences liées à l’honneur sont des phénomènes qu’on ne peut comprendre que par la lorgnette de la différence culturelle…
Non. Ce sont des crimes. Point. Et aucune différence culturelle n’amoindrit leur gravité.
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Il y a actuellement au Québec une soif légitime et incroyablement louable de manifester et de confirmer notre tolérance, une tolérance qui, en passant, est encore très jeune, puisque l’immigration et la diversité ethnique et culturelle du Québec demeurent un phénomène relativement récent. Ce désir d’inclusion fait dire à bien des gens que la Charte des valeurs n’a pas sa raison d’être. Et la légitimité de l’esprit de cette démarche est confirmée par l’apparition, devant la Commission parlementaire sur la Charte, de personnages dont les réflexions ahurissantes ne font qu’exprimer ignorance, égoïsme et méconnaissance de la réalité diversifiée de la société québécoise.
Mais le respect et l’inclusion de l’autre, c’est aussi se dire que les femmes venues d’ailleurs ont droit aux mêmes protections que celles, issues de la société d’accueil, pour qui mariages forcés, excision, tenues vestimentaires chastes obligatoires et autres expressions concrètes d’inégalités ne seraient jamais tolérés. Ou plutôt ne sont plus tolérés depuis qu’on a réussi à tasser l’Église et sa morale et sa conception de la société, de nos quotidiens.
Pourquoi a-t-on tant de difficulté à dénoncer ces réalités ?
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Dans le débat sur la Charte, on a beaucoup dit que ce document ne réglait pas de problème, qu’il en cherchait. La réalité des mariages forcés, après celle des certificats de virginité, après les assassinats des sœurs Shafia, après la mort de la jeune Ontarienne Aqsa Parvez, qui refusait de porter le voile, nous montre cependant que sur le terrain, l’égalité entre hommes et femmes et le respect de l’intégrité des femmes sont réellement remis en question et que la réaction de nos institutions est parfois rendue confuse par notre désir d’adhérer à une vision multiculturaliste inclusive. On pourrait aussi parler du doyen de la faculté des Arts de l’Université York, à Toronto, qui croit acceptable qu’un étudiant refuse de travailler en groupe avec des femmes. Et de l’Université de Regina où, nous apprenait hier Le Devoir, des professeurs ont acquiescé à la demande de certains étudiants de séparer des classes entre hommes et femmes.
Peut-être que la Charte ne changera pas la mentalité de ces orthodoxes exaltés refusant d’étudier avec des femmes ou envoyant leurs filles mineures à l’autre bout du monde se marier avec des inconnus qui vont les violer le soir de leurs noces.
Mais peut-on commencer, quelque part, officiellement, publiquement, collectivement, à trouver les meilleurs moyens possibles pour que notre multiculturalisme et notre désir d’ouverture ne nous ramènent pas, malgré nous, à un conservatisme barbare dont tout le monde, inclusivement, collectivement, généreusement, mérite d’être affranchi.
L’égalité, c’est pour tout le monde. Nos chartes québécoise et canadienne la consacrent, mais cela n’a rien de culturel. C’est une valeur humaine universelle.
vu ici

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